AMI KARIM

C’est parce qu’il vivait au-dessus du fameux Café Culturel de Saint Denis – où il y a établi ses quartiers depuis l’ouverture – que Karim a fini par franchir le perron des sessions slams animées alors par Nada. Karim traîne, finit un verre, une partie d’échecs ou de mots fléchés et écoute du coin de l’oeil ses potes Fabien Marsaud – alias Grand Corps Malade – John Pucc’ Chocolat… C’était il y a quelques années maintenant.

Au départ, il n’est pas très fan de ces ramdams du vague à l’âme organisés. Le fan de cinéma, qui noircissait déjà chez lui des cahiers de scénarios et de poèmes en quatrains, se laisse finalement conquérir par cette nouvelle vision du vers et ce nouvel univers qui s’ouvre à lui. Au fil des soirées et des défis, Karim finit par “lâcher” son premier texte en public.

Tout le monde a kiffé, j’en atteste. Et puis, il s’est passé un truc chelou, j’me suis croisé dans un d’tes textes. dira Fabien dans leur duo.
Karim kiffe aussi : il devient Ami Karim. Avec Grand Corps Malade, ils se découvrent un même défaut de regard et une passion commune pour une certaine poésie visuelle, mais Karim écrit encore sur le vif.
On l’appelait work in progress à l’époque parce qu’il écrivait toujours sur un bout de comptoir pendant les sessions, et c’est lui qui passait en dernier sourit John Pucc Chocolat.

Petit à petit, Karim cisèle son style et se raconte à travers les chroniques du quotidien de sa banlieue. Trempant sa plume dans les petites plaies invisibles de la France. Au fil des métaphores et des mots alignés, Karim développe son propre univers teinté de mélancolie et d’espoir, de passés et de présents composés. Ses textes font se croiser un homme à l’ancienne qui ravale sa peine et lutte chaque jour contre la haine et des “p’tites pétasses made in Zara, plus concernées par le string ficelle que par la misère au Sahel…” Il fait parler les lignes de bus et les semelles de ses baskets. Il évoque l’absence, l’identité et les courages invisibles qui éclairent les rues de la ville qu’il s’est tatouée sur le coeur depuis toujours… Saint-Denis “là, juste de l’autre côté du périphérique”.

De simple spectateur, il se mue en animateur des scènes slams d’abord à la mythique session Slamaleikum du Café Culturel avec Grand Corps Malade et John Pucc’ Chocolat, puis à La Tribu de Stains avec Sancho et Julie (tous deux présents sur son album) ou à l’Artscenik de Pigalle.
De salles en scènes, de slam en poèmes, son stylo caresse ou écorche les mines tristes, lumineuses ou pressées, croisées dans le bus, sur l’autre quai ou au troquet. Il se laisse guider par son vécu, une enfance presque ordinaire dans la cité Floréal de Saint-Denis avec deux soeurs et un petit frère qui lui enseignent la “sensibilité” au sein d’une fratrie élargie par une maison toujours pleine de cousins et des copains, une jeunesse penchée vers le rock, la Blaxpoitation, les jeux vidéos, le cinéma et la science fiction. C’est un astre qui le met en orbite vers l’univers littéraire : une prof qui éclipse tous ses autres souvenirs lycéens. Elle s’appelait Mme Rouvé et enseignait le français à Saint Denis quand Karim entre en quatrième. Elle lui dit sa confiance et sa certitude qu’il ferait “quelque chose de bien de sa vie”. L’ex-cancre et délégué de classe dévore alors soudain Proust et Tolkien (le Seigneur des Anneaux) et couche régulièrement ses émotions sur papier. Quelques années et pas mal de textes plus tard, sa route croise celle de Julie sur une scène slam. Elle est enseignante et Karim est touché par le portrait bouleversant qu’elle fait d’un de ses jeunes élèves. Cette rencontre entre Julie et le “gamin rebelle perdu au fond de la classe où les rêves traînent” se prolonge par un va-et-vient de mails qui deviendra un duo en forme d’Ode à Odile Rouvé. Pendant l’enregistrement de son premier album, Karim revoit Mme Rouvé dans son lycée d’alors. Son texte lui dit l’espoir qu’un élève peut miser en elle. Karim, l’ancien Peter Pan, éternel ado à qui on aurait volé son enfance, commence à se faire à son costume d’adulte un peu lunaire, émotif, et pourtant inébranlable.

(“j’me suis pris pour ce petit garçon de vert vêtu et insouciant, et j’ai oublié que même une ombre avait le droit que je me pose un instant”)

L’Eclipse Totale de Karim naît de son identité solide et bancale. Sa “tête typée” et ses racines gauloise sont les fruits d’un coup de foudre improbable entre sa mère – engagée auprès du mouvement ATD Quart-Monde – qui travaille dans les cités de transit du nord de Paris, où elle rencontre son père, ouvrier immigré d’Algérie. Tôlier formeur puis électro-mécanicien, son père connaît – longtemps – l’injustice du chômage avant de rejoindre ATD Quart Monde. “La banlieue n’est plus un enclos, mais le point de départ d’une épopée légendaire…”.
Il y invite son ami de lycée Cyril qui n’en finit pas de bouder ses invitations de l’autre côté du périphérique… Le voyage lui inspire un texte (« mais regarde toi et réfléchit au nombre de formule magiques, qu’il aura fallu in canter pour te faire passer le périphérique »).

Après les études de ciné, un CDI dans l’audiovisuel lui permet de troquer les plats chinois pas chers contre les plateaux de sushis chics, et lui inspire un texte culinaire, mais Karim finit par choisir l’écrit pur, et sans rien de sûr il lâche son contrat pour la plume.

Il rejoint enfin sa famille Slam, celle de ceux qui sont venus en ami poser un talent sur son premier album Eclipse Totale. Il y a d’abord S Petit Nico, vieille connaissance et réalisateur de l’album de Grand Corps Malade, qui habille la majorité de ses textes posés a capella. Et puis Yannick Kerzanet, autre compagnon de l’ami Fabien et complice de l’adolescence rock de Karim qui tient la guitare et sait jouer des cordes et des fréquences vocales pour habiller les mots sensibles, et enfin Franck Hédin et Nathalie Loriot (STUDIOVAN) , auteurs de compositions plus funky, cousines de Shaft. Sur le titre Ombre, Alexandre Azaria (compositeur de musique de films ; Peau D’ange, Fanfan la Tulipe, Transporter…) plonge dans les plans séquences de Karim et renforce leur penchant cinématographique. Les comparses des sessions slams Grand Corps Malade, Dagobleen, Neggüs, Nico, Julie ou Sancho introduisent aussi avec brio et tendresse certains textes de leur copain, qui n’écrit que la nuit en solo.

“Le slam c’est le plus collectif des arts solitaires, un texte c’est une ambiance. C’est parce que le bonheur ne s’écrit pas, mais se vit, que notre inspiration s’enracine dans nos souffrances” souligne Karim. Et pourtant, sans jamais tomber dans la jérémiade ni dans la rime facile, avec ses mots et ses formules, Ami Karim sait donner vie aux petits riens de nos quotidiens… A la fois épaule solidaire et empêcheur de déconner en rond solitaire: l’ami que l’on aimerait avoir.

ALBUM ECLIPSE TOTALE

IL A DIT AU REVOIR AMI KARIM